Les mondes dessinés

Lorenzo Soccavo

Conférencier Chercheur

Car les représentations graphiques introduisent toutes d’infimes modifications perceptives dans la tessiture de notre rapport au monde…

Le mixage d’expériences narratives pourrait-il nous aider à questionner le réel, réinterroger le passé, envisager nos possibles futurs, et, dans le présent, à développer notre liberté d’esprit ?

Comme des poissons rouges dans un bocal nous sommes naturellement immergés dans ce que nous appelons « le monde », ce puissant antonyme de l’immonde. Le contexte du monde, lui, subjugue tous nos sens qui sont en permanence sur sollicités. Aussi, notre subjectivité prime-t-elle généralement sur la perception sereine et objective de notre environnement et de notre vécu dans l’aquarium du réel.

Le brutal rappel à la réalité, réalité de la présence de l’immonde dans le monde, nous est ainsi régulièrement infligé, et, point important, nous pouvons en entendre l’écho dans les effets de réel engendrés par les fictions. C’est pourquoi nous sommes enclins à lire des romans, ou tout au moins à ressentir à des degrés divers une certaine addiction pour les simulations et les simulacres de mondes.

Peinture, photographie, cinéma, bande dessinée…, les représentations graphiques introduisent toutes d’infimes modifications perceptives dans la tessiture de notre rapport au monde, et c’est dans ce léger décalage entre réalité et fiction que nous trouvons la respiration nécessaire à l’expression de notre être sensible. Comme le rêve, la représentation fictionnelle, qu’elle se réfère à des situations réelles ou purement imaginaires est toujours une forme singulière de transcription qui nous permet d’explorer mentalement le monde à d’autres niveaux de conscience, d’appréhension et de compréhension.

Le muscle de la lecture…
L’art servirait ainsi originellement à notre face à face avec des mondes ressemblants.
Cette interrogation permanente du monde physique dans des miroirs est probablement essentielle et ancrée dans notre psyché humaine.Aujourd’hui, travailler des créations hybrides entremêlant images fixes et animées, sons et musiques naturelles du monde aux silences intérieurs de la réflexion, textes et contextes, du moment où nous sommes placés face à elles en position de lectrices et de lecteurs et non pas de passifs consommateurs de contenus, c’est pouvoir s’exercer à une littératie multimodale, c’est-à-dire à l’acquisition d’une aptitude à saisir l’intelligibilité d’une oeuvre de l’esprit dans le but de se rapprocher de l’intelligibilité de soi.

Une littérature émancipatrice qui échappe à la lecture passe-temps de pur divertissement ou de consommation mainstream, et qui, sans être pour autant ennuyeuse, sans être une lecture didactique, serait une lecture documentarisante se déployant dans une double dimension, esthétique et éthique, à la fois littéraire dans la forme et humaniste dans le fond. L’autonomisation des lectrices et des lecteurs de fictions littéraires passerait-elle alors, outre l’hypothèse principale sur laquelle je travaille par la prise de conscience de leur fictionaute, la part subjective d’eux qu’ils projettent dans leurs lectures, par un tel entraînement à la pratique d’une lecture dans l’intermédialité, c’est-à-dire d’une lecture qui s’échapperait d’un support unique par une fuite dans des médias multiples devenant complémentaires les uns des autres, prélude peut-être au vaste mouvement symphonique d’un passage, un jour, de l’autre côté du miroir ?

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